Visite d’atelier Article de Françoise Nyfenegger in Journal de l’Art / Kunstvorschau

Bern, Juin 1997, N° 24 – Jahrgang 3

Il faut quitter les grands axes qui traversent le canton de Genève et sillonner sur les petites routes, entres les jaunes étendues de colza et des champs verdoyants sous la lumière printanière pour arriver dans l’atelier de Philippe Deléglise. S’ouvrant largement sur la campagne, aménagé au fond d’un hangar pour véhicules agricoles, il est situé dans une ferme peu banale qui, tous les deux ans, suspend ses activités pour accueillir le Festival Amadeus dans la grange transformée pour recevoir musiciens et mélomanes.
Au mur de l’atelier sont accrochées trois peintures récentes de petites dimensions et de format presque carré: les couleurs vives des formes géométriques sont brillantes, leur surface vibrante et animée. Ces peintures, qui n’ont pas encore été exposées, amorcent une nouvelle étape de la démarche artistique de Philippe Deléglise.

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Flash back. Au début de sa carrière, Philippe Deléglise partageait son temps entre son travail personnel et diverses activités parcourant un territoire artistique élargi. Ainsi, il fondait, en 1976, les Messageries associées avec Patricia Plattner, Chérif et Silvie Defraoui et Georg Rehsteiner. Ce groupe établissait, avec Bao Tri, la progammation de la galerie Gaëtan à Carouge (Genève) et produisait, par ailleurs, ses propres travaux critiques dans le domaine de la communication médiatique. Leurs travaux collectifs ont été présentés à la Biennale de Venise (1976), au Fotoforum de Kassel (1977), à la Biennale de Sao Paolo (1977), à l’Institut d’Art contemporain de Los Angeles (1978) et au West Front de Vancouver (1979). De 1977 à 1978, les Messageries Associées ont également proposé un cycle d’expositions dans la vitrine de la galerie ainsi qu’un ensemble de travaux réalisés sur bande magnétique et diffusés par répondeur téléphonique. Les activités du groupe se sont arrêtées en 1979.
Cette même année, Philippe Deléglise fondait, avec Patricia Plattner et Aloys Robellaz, les Studios Lolos, un atelier collectif et pluridisciplinaire, d’études et de production visuelle aux applications diverses: graphisme, cinéma et architecture. Leur travail en commun devait cependant permettre à chacun de poursuivre son activité artistique individuelle. Toutefois, en 1987, Philippe Deléglise décidait de se consacrer uniquement à sa pratique artistique et d’affronter un travail d’atelier.

Les premiers travaux de Philippe Deléglise jouaient des matériaux avec une liberté qui n’ignorait rien de l’attitude de ‘non-vouloir’ de certains artistes du mouvement Fluxus: installations, objets assemblés au gré des trouvailes, fragments d’images photographiques, toiles aux formats inattendus. Privilégiant la position du spectateur en supprimant la dichotomie du “faire” et du “regarder”, il se libérait des qualités d’un savoir-faire en organisant ces débris – pavatex, claire-voie, stores, portes d’armoire coulissantes, bouts de bois percés de trous, éclatés, affublés de fils électriques, morceaux de plomb, surfaces de verre aux limites irrégulières et déchirées – ramassés sur un chantier ou sur le bord d’un trottoire, en des compositions qu’il réhussait de peinture, de vernis ou d’émail. Par la suite, s’éloignant de l’objet, il conservait, en abordant plus spécifiquement le dessin et la peinture, la nécessité de ce qui était déjà sous-jacent et qu’on appellera, pour le moment, une structure. En effet, pour qui chercherait à détecter un fil conducteur dans la production artistique de Philippe Deleglise, l’impériosité de cette nécessité ne tarderait pas à lui apparaître.
Philippe Deléglise ne pose pas carrés et triangles sur la toile en s’appuyant sur sa perception visuelle ou en vertu d’une attitude expérimentale ou empirique mais en suivant des règles qui expriment cette notion de nécessité, un besoin revendiqué de cohérence. Si on l’interroge sur la raison de cette sorte de “chemin obligé” que parcourent ses décisions dont dépendent la mise en oeuvre d’une peinture – et que l’on ramasse volontiers sous le terme de géométrie – il répond, qu’au fond, il considère la géométrie comme une discipline rébarbative et qu’îl a même, à l’école, toujours détesté la géométrie… Autrement dit, qu’elles que soient les règles scientifiques, les procédés d’une précision rigoureuses – lignes tirées, par exemple, du milieu de la base à l’angle opposé – les techniques personnelles que Philippe Deléglise a mises au point pour affûter ses compositions – ce qui importe c’est justement la composition qui joue le rôle d’une structure sous-jacente liant organiquement les formes au support. La surface colorée, avec son armature de lignes constructives visibles dans les dessins ou cachée par les couches de peinture sur les toiles, ne flotte plus sur la surface. Conservant, visuellement, une légèreté qui s’épanouit dans le champ blanc de la feuille de papier ou pigmenté de la toile, elle “tient”; sa détermination lui assurant sa stabilité. La cohérence, c’est assurer à la forme son développement éclaté – comme dans une épure de géométrie descriptive. La cohérence c’est, pour Philippe Deléglise, la garantie – ou la recherche fondamentale, ce qui revient finalement au même – des relations. Et qui traverse, en profondeur tout son travail. Déjà dans ses assemblages de matériaux récupérés, aux détours hasardeux, les relations entre les parties se réclamaient de la cohérence, quand bien même Philippe Deléglise refusait une décision à priori des choix formels.
Cette approche rationnelle, organisées, structurée n’est pas, pour Philippe Deléglise, une désincarnation spéculative. Car peindre c’est bien pour lui, traduire une idée, une perception du monde. Ses choix se portent à resserrer au maximum cette perception pour la donner à voir. Même si l’on a le sentiment, en regardant ses oeuvres, de percevoir un système clos, c’est émotionnellement par le travail subjectif de la couleur que celles-ci communiquent au spectateur ce sentiment de cohérence indispensable à toute relation. En cela, Philippe Deléglise est plus proche des cubistes et de leurs recherches de “structure relationnelle” que des artistes des années 60 qui privilégiaient le quadrillage ou la grille comme méthode logique de disposition qui donnait à l’oeuvre sa cohésion dans une “disposition non relationnelle”.

Faut-il y voir une tentative de (re)mettre de l’ordre dans le monde, un monde guetté par l’entropie ? “Un ordre ? au nom de qui, de quoi ?”, rejette avec vivacité Philippe Deléglise. Il n’est donc pas question d’ordre mais d’approcher, d’interroger, d’étudier, sur la toile, en acte, cette question nodale des relations, de l’interactivité des parties et de l’ensemble. Rien n’est étranger, dans le monde, dans la vie, au phénomène des relations. Au même titre, dès que l’on veut poser une surface sur un champ – qu’il soit feuille de papier ou toile tendue sur châssis – on est confronté à la composition, autrement dit aux relations qui s’instaurent entre les formes et entre ces découpes de couleur et le fond.

Jusqu’à peu de temps, le travail de Philippe Deléglise concentrait – sans mettre de côté le rôle du spectateur et sa perception – sa réflexion sur la construction et la couleur. Les dessins à l’aquarelle s’opposaient aux peintures par la présence lisible du tracé constructif mais montraient, comme elles, des surfaces lisses, fines, retenues, neutres, sans traces manifestes du geste et du pinceau. En passant à l’acrylique sur papier, les choses se sont transformées et l’expérience naissante de la plaque de cuivre et du burin est venue enrichir ce développement : Philippe Deléglise a commencé à charger un peu plus la matière, à laisser infléchir la surface de légères marques irrégulières. Retournant à la toile, Philippe Deléglise poursuit maintenant cette recherche d’une certaine matérialité. Les surfaces sont maintenant vives et brillantes, plus denses et surtout elles ne rejettent plus la marque du geste, la trace du temps, l’empreinte de l’action. N’allez toutefois pas croire que Philippe Deléglise est devenu “expressionniste”… Mais il accorde au temps la possibilité de se laisser appréhender dans la matière picturale et permet ainsi aux trois dimensions humaines – le physique, pour le geste, le mental pour la composition, l’émotionnel pour la couleur – de se rejoindre.

Françoise Nyfenegger