Notes sur l’autonomie Philippe Deléglise in cahier de la classe des Beaux-Arts n° 125, Genève
ESPACE ET TEMPS
Boustrophédon, mot à la sonorité sourde et chaude qui signifie littéralement ‘boeuf dans le virage’: le va-et-vient du laboureur lorsqu’il transforme la surface de son champ en un sillon continu a, dit-on, inspiré ce nom pour la disposition primitive de l’écriture antique. De même notre pensée, lorsqu’elle tente d’accueillir le sens enfoui au sein d’une pratique, dans le temps nécessaire à l’action, dans l’expérience du trajet, dans l’incessant aller retour, avec ses perspectives inverses, avec son cortège d’événements hétéroclites brassés dans le sillage d’une rumination tenace.
Le peintre moderne, recouvrant sa toile, retrouve ce geste, avec gêne parfois: la surface, comme donnée plastique pure, rejette la ligne et le temps -c’est ce qu’avait sévèrement précisé Strzeminski1-, et pourtant, le plan ne dépasse sa brutale potentialité que par fécondation linéaire -comme l’a intimement ressenti Kandinski2-. La surface considérée comme plan originel de l’image, comme pur espace, s’oppose à la surface recouverte des traces de l’expérience, la peinture. La première se donne comme unité, comme tout. La seconde envisage la première et se donne comme parcours, comme temps. Ces positions contraires illustrent bien la nature paradoxale, complexe et souvent ambiguë de la modernité. De cette dernière, et sans me soucier de préséance, je retiendrai les critères suivants: la rationalisation, l’autonomie des sphères de valeurs (ressortissant des divers domaines pratiques), et la responsabilité d’une part, la liberté individuelle et l’intime conviction ou la nécessité intérieure d’autre part3. Toutefois, suivant en ceci Alain Touraine, je souligne une divergence d’intérêt entre les critères rationnels dévolus à la recherche, à la production, à l’organisation, et les critères libéraux opposant aux effets contraignants des systèmes un empirisme critique et le rappel des droits fondamentaux de la personne.
Du rejet que fait Strzeminski du temps ressort une ambiguïté: il contredit la modernité au nom de laquelle il radicalise son propos. Le pur espace, revendiqué en vertu de sa spécificité plastique et au nom de l’autonomie du tableau, exclut le temps: ni lui ni personne n’en fera jamais l’expérience. Il s’agit donc là d’un concept abstrait, élevant paradoxalement l’espace à sa dimension ontologique pure. Traduite en peinture, la notion d’un pur espace est contrainte de se désigner métaphoriquement elle-même. Or, au moment même où la peinture veut se montrer dans son essence, elle échoue et ne fait que signifier autre chose qu’elle, à savoir une notion abstraite d’un pur espace, contredisant en cela le postulat moderniste d’autonomie au nom duquel elle est élaborée. C’est pourquoi, en deçà du très grand intérêt que je lui porte, je préfère, à la suite de Kandinski, considérer l’espace du tableau comme un plan, voire même un lieu4, dont le caractère fondamentalement concret influe en permanence sur l’expérience que je peux en faire. Alors que le plan en fixe certaines conditions, la composition se révèle être un protocole de l’expérience, formé en strates, comme une pile de temps. Du temps compacté, condensé. Si la composition amène le peintre à constituer cette pile, elle offre symétriquement au spectateur le moyen de l’activer et de produire, pour ainsi dire, du temps libéré. Cette position invite le spectateur à accomplir sa part de re-création. Ici l’oeuvre attend le regard de l’autre à l’intérieur de sa propre clôture.
MODERNITE EN PEINTURE
Parmi les critères de modernité cités plus haut, l’autonomie des sphères de valeurs serait directement liée à un rejet progressif de la transcendance, dont les formes les moins équivoques sont le texte biblique, la mythologie et le modèle de la nature. Plus que l’appel à la raison qui le sous-tend, c’est la première revendication d’une telle sphère de valeurs qui nous permet de faire remonter le modernisme en peinture au traité d’Alberti. Pour Alberti, la facture rationaliste de l’image fonde l’autonomie du visible vis-à-vis de la culture scolastique. Elle exige tant l’observation objective des aspects sensibles des choses de la nature que le respect des règles de la géométrie perspective, ceci au profit d’une soumission des figures à l’historia, au sens littéral, c’est-à-dire à l’énoncé narratif. Cette nouvelle théorie de l’image s’oppose à celle de l’époque médiévale5, recherchant une diffraction du sens selon un modèle complexe dont l’origine remonte à l’exégèse rabbinique, transmise par Philon d’Alexandrie, et aux pères de l’Eglise. A l’époque d’Alberti, Fra Angelico représente l’apogée tardive d’une telle pensée. Au Moyen Age la peinture religieuse constitue en effet un champ d’exégèse spécifique dont la méthode, s’appuyant sur le texte biblique, est l’articulation dialectique des concepts de figure et de lieu, dans le but d’enrichir les signes plastiques, au-delà de leur évidence littérale, d’un triple registre de sens6. Comme art du signe, tout souci de description réaliste lui est par ailleurs indifférent. Ici l’histoire est prétexte à ce qui la dépasse. La figure est libre; elle est un lien plastique entre deux événements séparés dans le temps, un glissement du signe dont l’ambivalence est ouverture en direction d’une profondeur interprétative; quant au lieu, plus qu’un simple fond, il est la matrice active de la figure.
Comme exemple, l’évocation picturale d’un jardin clos est à la fois figure du paradis et lieu de la chute d’Adam, figure de la Vierge, et comme telle, lieu de l’incarnation du nouvel Adam, préfiguration du jardin des oliviers et lieu de la passion du Christ. Si la théorie albertinienne, au nom d’une émancipation vis-à-vis de la culture interprétative liée aux dogmes de l’Eglise, confine la peinture à l’aspect des surfaces et à la littéralité de l’histoire, installant ainsi le pivot d’une bascule sémantique, elle n’en soumet pas moins le peintre à d’autres modèles, mythologiques ou naturels. Et ce n’est qu’à la toute fin du 19e siècle, avec Cézanne, et surtout au début du 20e siècle, avec la peinture ‘abstraite’, dans le contexte très différent de la révolution industrielle, que se concrétise le postulat d’autonomie du modernisme par une pratique qui serait parvenue à éliminer toute forme de transcendance en ne se référant plus qu’à elle-même. En regard d’autres secteurs d’activité (les sciences naturelles, la morale et le droit, la politique, l’économie), il s’agit là d’un événement tardif.
PEINTURE MODERNE
Je garde toutefois à l’esprit le fait qu’un nombre non négligeable des pionniers de l’art moderne ont hérité par tradition populaire de la peinture d’icône de source byzantine, et qu’à bien des égards, comme le propose Philippe Sers, ‘la modernité a été un retour à la problématique de l’image pré-renaissante’7. En effet la peinture médiévale, bien que trouvant sa source vive dans le texte biblique, était capable d’articuler un discours propre, une théologie de l’image. Son langage plastique usait alors de toute sa spécificité, en quoi il faisait déjà preuve d’une autonomie relative8. Cette manière autonome a été recouverte par la renaissance humaniste. Ce que le traité d’Alberti oblitère en contraignant la pratique formelle, c’est précisément ce au nom de quoi il théorise afin de libérer la peinture de son rôle théologique. Plus tard la peinture ‘moderne’ réagira contre l’illusionnisme qui veut que les surfaces peintes soient conformes aux aspects sensibles de la nature, recouvrant à son tour ce modèle, jusqu’à le révoquer totalement lorsque l’abstraction se déclarera peinture concrète. Or avec la peinture ‘abstraite’, et c’est là que réside tout le paradoxe, les notions de forme et de fond renvoient plus aux notions médiévales de figure et de lieu qu’aux conceptions académiques de la peinture naturaliste, corsetées par des exigences exogènes de cohérence.
Le fond retrouve des qualités génératives (évoquant les lieux, ‘vertus causales des figures’ chez Albert le Grand); l’indépendance des éléments formels, liés entre eux par le seul regard de l’auteur sur leur nature matérielle, permet d’envisager, par la composition d’opérations conceptuelles et de décisions perceptuelles, un langage spécifiquement pictural qui fonctionnerait sur la base d’une syntaxe, d’une grammaire et non d’un vocabulaire. Reconnaître dans la peinture un langage, c’est à dire lui accorder la possibilité de produire de manière autonome un au-delà de sa propre littéralité, n’est-ce pas là déjà un enjeu déclaré chez Kandinski et Klee, chez Malevitch ou Mondrian, et même chez Strzeminski. Mais en même temps qu’un accomplissement de la modernité, et les textes de ces artistes nous en alertent déjà, on voit pointer, comme une limite, une menace de formalisme. Car le formalisme se donne pour la plus pure concrétisation du postulat d’autonomie du modernisme, comme on peut également le lire chez Strzeminski9. Malgré ce danger, l’autonomie moderniste du tableau reste le fondement sur lequel reposent tous ces lieux et toutes ces figures, car elle demeure notre seule prévention contre l’assujettissement au texte.
EXPERIENCE INDIVIDUELLE DU SENS
Une structure langagière privée de lexique est, par nature, incapable d’enfermer le sens, de le contraindre de manière rigide. Il s’agit donc moins d’établir un répertoire formel, que de libérer du sens par l’usage que dicte notre vision intime d’une grammaire inscrite dans la nature matérielle même des oeuvres. Cette préoccupation du sens s’oppose aux conceptions évolutionnistes de l’histoire pour lesquelles le présent invalide le passé selon une direction déterminée en fonction de critères spécifiques à chaque domaine d’activité humaine. Cette direction, quelle qu’elle soit, contraint toute oeuvre par un sens préalable. Pour assumer le postulat d’autonomie du modernisme, il faut pratiquer une inversion dans les termes. C’est l’expérience de la peinture qui ouvre notre esprit sur le sens et non le sens qui utilise la peinture comme véhicule (au travers des textes bibliques, mythologiques, ou, aujourd’hui, au travers de références à l’histoire de l’art par exemple). L’expérience de la peinture, par le peintre comme action perceptive autant que par le spectateur comme perception active, est la source d’où surgit le sens. C’est la responsabilité du peintre, suivant en cela son intime conviction, que de proposer des oeuvres dont il assume l’expérience.
Peindre dans une clôture incluant l’objectivité matérielle et l’intuition subjective a pour effet de créer ce différentiel capable d’engager une action d’ouverture au sens à partir d’un champ autonome. Réunir ces deux pôles est un paradoxe que réduit l’usage d’un troisième terme: la responsabilité de l’artiste. Et c’est par elle que l’on peut admettre le postulat d’autonomie tout en se gardant du piège formaliste, aliénant par sa soumission exclusive à la logique d’un système. Cette responsabilité exige de maintenir une relation critique entre un système clos, mise en oeuvre autonome de données propres à la peinture, et un système ouvert, engagement de la subjectivité perceptive, pure sensibilité plastique.
REFROIDIR LE SYSTEME
Se mettre à l’abri du formalisme ne protège pas pour autant de l’historicisme. Est-ce le fait d’un déséquilibre entre ces composantes antagonistes, est-ce le fait d’une déception, compagne de celles qui dévaluèrent les utopies d’avant-guerre, est-ce plus simplement la montée en puissance de la société de consommation; toujours est-il que les postulats modernistes ont subi, dès le début des années 60, de très violentes attaques. Tenir ces postulats, en particulier l’autonomie, semblait alors relever d’un formalisme élitaire, indifférent à toute réalité immédiate. Durant cette période imprégnée d’historicisme deux types d’oeuvres s’opposent: les unes relevaient d’une expression souvent arrogante de la modernité en marche, les autres, oeuvres ‘ouvertes’ selon le mot de Eco, avaient renoncé à l’autonomie. Pour formuler leur critique à la téléologie réductionniste (inexorable avance de l’histoire tendant vers un formalisme de plus en plus épuré), les artistes de la fin des années 60 ont réalisé ce que l’on pourrait appeler un transfert de l’autonomie du tableau à l’autonomie de l’artiste au nom de la liberté individuelle et à l’aide de la rationalité instrumentale. Passant du souci de la forme juste à celui d’une attitude juste, jouant le temps comme point fort de l’oeuvre10, ils ont critiqué le mythe du progrès et ont cherché à développer un discours à la fois individuel (parfois identitaire dans le cas de l’Arte Povera) et critique à l’égard de la société de consommation, leur contexte immédiat.
Pour reprendre la métaphore des structures réfrigérantes de Pier Paolo Calzolari, il s’agissait de refroidir le système en le privant d’objets ou en privant les objets de valeur artistique propre. L’objet privé d’autonomie est rendu dépendant d’une configuration opérationnelle, d’un contexte de présentation11. Cette stratégie s’est contredite. A mon sens, refroidir le système ne peut passer par l’abandon de l’autonomie de l’oeuvre. Certes, dans un premier temps cet abandon entrave la spéculation sur la valeur d’échange de l’oeuvre, mais ce faisant il l’instrumentalise et l’oblige à adapter ses moyens non seulement aux nouveaux contextes de présentation, mais encore aux nouvelles fins institutionnelles. Alors que l’oeuvre autonome constitue une réalité parallèle et s’offre comme source de sens sans toutefois s’en réserver la maîtrise, l’oeuvre ici se réclame d’une nouvelle transcendance, et donc se soumet à une nouvelle instrumentalisation dont la finalité est, à n’en pas douter, la maîtrise du sens. Ce comportement implique de fait une déresponsabilisation du spectateur et se révèle en fin de compte servir les vues d’une société qui promeut ses produits au rang de symbole.
MUTATION
Le transfert généralisé de l’autonomie de l’oeuvre à l’autonomie de l’artiste a induit une mutation appropriée du contexte artistique. Le marché a pris progressivement appui sur des structures publiques de présentation et a assimilé en moins de dix ans la nouvelle tendance des artistes à définir leurs activités sous forme de services plutôt que de production. Par la mise en avant de concepts tels que le nomadisme12, qui implique mobilité, souplesse et légèreté, cette nouvelle efficacité du système est bien l’expression d’une surchauffe plutôt que du refroidissement souhaité. Cette mutation a modifié durablement le contexte de production et de diffusion des oeuvres. Trente ans plus tard, nous pouvons lire l’abandon de l’autonomie de l’oeuvre comme ce qui a permis la prise de pouvoir des intermédiaires que sont les conservateurs et les critiques sur les producteurs que sont les artistes, répercutant en ceci le mouvement général de la société capitaliste avancée qui privilégie le secteur des services. Par ce retournement, l’artiste, vivant modèle d’un système prônant l’individualisme comme pure expression de la liberté, se retrouve pour ainsi dire agent de propagande du libéralisme. Dès lors la vraie fonction de l’oeuvre est d’être le signe de la réussite sociale d’un tel modèle. L’intérêt de l’institution joue ici contre celui des oeuvres, et l’autonomie perdue se retrouve annexée par le système lui-même.
AUTONOMIE
Ce ne sont plus , comme au temps de Dada, la banalité et l’insignifiance qui ont pouvoir de refroidir le système. La banalité et l’insignifiance en sont au contraire devenues les énergies renouvelables. Car ce sont là les vrais outils de propagande: ne trouve-t-on pas, en effet, le précaire et le renouvelable au coeur même de l’idéologie de marché. C’est sous la menace de cette dépendance et en l’absence de référent collectif plus convainquant que nous devons continuer d’utiliser celui que nous offre une compréhension élargie du modernisme: ce qui, aujourd’hui, réfute au mieux le consensus culturel semble être l’esprit de sérieux et l’intérêt pour la tradition, c’est-à-dire l’ouverture des oeuvres au sens et l’effort d’articulation historique. Un retour de l’oeuvre à l’accueil du sens passe par son autonomie, par le dégagement de l’artiste de tout rôle social (non en tant que citoyen, mais en tant qu’instrument!) et par un refroidissement du système de diffusion. Il implique le respect de l’autonomie respective du spectateur afin de donner forme à ce droit fondamental de l’homme à jouir d’un lieu de liberté, c’est-à-dire d’un espace non instrumentalisé.
Société des Arts de Genève,
Cahier de la Classe des Beaux-Arts n°125,
mai 1999
1 W. Strzeminski, ‘B=2’ et ‘L’Unisme en peinture’, réunis in W.Strzeminski et K. Kobro, L’espace uniste, écrits du constructivisme polonais, Lausanne, L’Age d’Homme 1977, pp 65-66 , 72-73 et 76 (première édition: Varsovie, Block n°8/91924 et Praesens vol III1928)
2 W Kandinski,’ Point, ligne, plan’, in Kandinski Ecrits complets, Paris, Denoël1970, en particulier pp 157 sqq (première édition, Weimar 1923)
3 Références aux concepts de Max Weber, in A. Touraine, Critique de la modernité, Paris, Fayard 1992 pp 23-24, 43-44, 46, 113-114
4 G. Didi-Huberman, Fra Angelico, dissemblance et figuration, Paris, Flamarion 1995, pp 34-35
5 G. Didi-Huberman, op cit. pp 70-74
6 Quadruple sens de l’écriture: l’histoire est le sens littéral , allégorie, tropologie et anagogie sont les trois sens mystiques, respectivement selon la vérité (la foi), la vertu (la morale), le désir (la présence). voir G. Didi-Huberman, op cit. pp 59, 64-69
7 Ph. Sers, Kandinski, philosophie de l’abstraction: l’image métaphysique, Genève, Skira 1995, p.193
8 Otto Pächt, ‘Questions de méthodes en histoire de l’art’,1977, extraits publiés in La peinture, coll. textes essentiels, Larousse, 1995, pp 515-516
9 W. Strzeminski, ‘ Notes sur l’art russe’ et’ B=2 ‘ in op cit. pp 41, 61
10Scott Burton,’ Notes on the new’, in Quand les attitudes deviennent forme, Kunsthalle Berne 1969
11 A.B.Oliva, ‘Ephémère permanent,1968, i n Giovanni Joppolo, L’arte Povera, les années fondatrices, Fall édition 1996, pp74-78
12 G. Celant, ‘Actions pauvres’, Milan1968, in Giovanni Joppolo, op. cit. pp79-82