Entre autonomie et autographie de la ligne:
Le Cycle des figures de Chladni
Christian Rümelin in Philippe Deléglise, Figures de Chladni, art&fiction

La modernité divise habituellement la peinture, le dessin ou l’estampe en deux types antagonistes: la figuration et l’abstraction. Au début du XXe siècle, la figuration est perçue comme dépassée et académique, sans potentiel de renouvellement dans le champ artistique. Si d’autres approches se développent dans la seconde moitié du siècle, qui interrogent plutôt les phénomènes visuels, la notion de « perception » modifie profondément la compréhension et le rôle de l’art contemporain. L’art s’émancipe du monde réel, limité à une expérience visuelle ou imaginaire. Certes les sujets restent parfois les mêmes, c’est à dire des paysages, des figures, des événements politiques ou historiques, des idées plus abstraites ou même des visions, mais leur représentation change. D’autres idées sont alors mises en exergue. On commence à s’interroger sur les fondements de l’art. La théorie artistique n’est plus orientée vers la représentation et ses vecteurs, mais vers les principes de base d’une nouvelle compréhension. Chez Kandinsky et Klee, ces principes sont l’essence même de l’art ; chez Picasso ou Braque, la recherche se fait plus géométrique.1 Cette discussion se poursuit tout au long du XXe siècle, s’intensifiant après la Seconde Guerre mondiale. Elle a le mérite d’ouvrir le débat sur une nouvelle qualité de la peinture, du dessin ou de l’estampe: celui de l’autonomie de l’œuvre qui n’est plus limitée à des formes, à des éléments ou à une seule dimension intellectuelle.
Dans ce champ de tensions, certains sujets échappent à la figuration comme à l’abstraction. On peut imaginer les faire apparaître par différents moyens, mais difficilement de manière immédiate. Le temps, l’électricité et le son se dérobent ainsi à toute visualisation directe, contrairement à d’autres éléments tels que, par exemple, l’espace, le mouvement ou l’harmonie.
Telle semble être la problématique de départ de Philippe Deléglise pour sa série d’estampes consacrée aux figures de Chladni.

Après des travaux d’inspiration géométrique pendant les années 1990, l’artiste commence en 1999 à s’intéresser de près aux travaux du physicien allemand Ernst Florens Friedrich Chladni2. Celui-ci est le premier qui étudie la répartition des ondes sonores dans des plaques métalliques, plus tard aussi dans le bois. En 1787, Chladni publie les premiers résultats de ses recherches sur les figures obtenues en faisant vibrer ces plaques à l’aide d’un archet, après les avoir préalablement saupoudrées de sable fin3. Divers motifs se forment selon le point d’attaque de l’archet sur le bord de la plaque, la taille et la forme de cette dernière, ainsi que la fréquence de la vibration. Typiques de l’esprit du temps, ces recherches se rapprochent de l’étude d’un autre phénomène: l’électricité. Dix ans avant la parution de Chladni, un autre physicien allemand publie ses observations sur la réaction de la poussière face à l’électricité. Quelques années plus tard, Adolf Traugott von Gersdorf trouve le moyen de visualiser ces recherches. Mais comme chez Chladni, l’essentiel est l’expérimentation physique et non une visée esthétique.

C’est en cela que les recherches de Philippe Deléglise diffèrent de celles des savants du XVIIIe siècle. À leur origine, des projets impliquant des musiciens, mais surtout une volonté de l’artiste de donner de nouvelles qualités à ses œuvres. En 2001, il crée une suite d’estampes qui est à la fois différente et similaire de ses œuvres antérieures. Similaire, car les principes sont les mêmes: distribution de lignes, établissement d’un réseau visuel. Différente, car les lignes ne sont plus construites géométriquement; elles restent organiques sans pour autant tendre à la figuration.

Philippe Deléglise commence avec des plaques d’acier qu’il frotte avec un archet d’alto. Les résultats sont dévoilés dans le portfolio Poussières-Tombeau de Chladni. Les lignes obtenues dépendent généralement de la vigueur du coup d’archet et de la taille de la plaque. Dans ces planches les premiers résultats sont encore très obscures en raison de l’utilisation directe de poussière de colophane sur la surface métallique. L’artiste réalise une large variété de structures, et atteint son but: les œuvres deviennent de plus en plus libres, s’émancipant de la facture géométrique antérieure. La distinction avec cette dernière ne se limite toutefois pas aux formes, et Deléglise accepte que certaines d’entre-elles soient incontrôlables, que l’idée générale soit prévisible mais que le résultat final reste partiellement aléatoire. Les figures de Chladni ne sont qu’un point de départ pour son travail. S’il décide d’abord d’utiliser cette technique, il en changera en cours de route pour obtenir des résultats parfois plus légers, parfois beaucoup plus complexes. Les Échos, réalisés en 2007, montrent un changement de processus au terme de plusieurs années d’expériences inspirées par Chladni.

Depuis son portfolio initial, Deléglise progresse quasiment chaque année dans sa démarche. Le deuxième portfolio, Impressions (2002), présente déjà un changement fondamental. L’artiste y utilise du cuivre, des plaques de même format et un générateur pour produire les vibrations. Les résultats obtenus sur les différentes plaques en sont plus aisément contrôlables et comparables. Mais le plus grand changement est d’ordre visuel: à la colophane se substitue parfois, se combinent la plupart du temps, une aquatinte au sucre et un vernis qui permettent à l’artiste de garder les lignes en noir et les fonds clairs. Les formes gagnent en complexité par rapport à la première série mais restent pour ainsi dire unidimensionnelles. Une remise en question radicale intervient avec Interférences en 2003. Grâce à l’utilisation de deux générateurs, Deléglise parvient à dépasser l’expérimentation physique pour se concentrer sur sa démarche visuelle. L’onde principale est partiellement effacée par l’onde secondaire, ce qui intéresse particulièrement l’artiste et l’encourage à poursuivre son travail dans une voie que Chladni lui-même n’avait pas prévue: l’emploi de ses recherches sur un plan artistique. La ligne est ainsi définie par le support sur lequel elle est posée. Elle s’y trouve souvent piégée, dans une sorte de dépendance dont elle ne parvient pas à se dégager.
Dans le Cycle des figures de Chladni, la fonction du fond, son rôle et son importance, changent. Dès les premières étapes, le fond n’est plus un écran neutre sur lequel la ligne se pose, mais il entre en dialogue avec elle. Les lignes et les formes se constituent, englobent les espaces entrelacés, les définissent en tant que parties fondamentales. Ce qui importe, c’est la relation entre les lignes, les tons, et l’idée qu’on a de leur interdépendance. Les lignes ne représentent plus rien, elles ne sont pas même une expression du temps, elles sont absolues. La série Klang le manifeste. La temporalité n’apparaît que dans la succession des feuilles individuelles.
Mais Deléglise pousse le processus plus loin. Jusqu’alors, il n’a utilisé qu’une matrice: dans ses deux séries suivantes, Terzett, réalisé en 2006  et, Triade (2007), il associe pour la première fois couleur et figures de Chladni. Il emploie trois plaques, d’abord imprimées en noir pour contrôler leurs effets individuels, puis superposées et combinées de diverses manières. Le réseau qui s’établit sur leur surface se complexifie, instaurant une spatialité inédite. La perception change: on ne distingue plus le dessous du dessus, les couleurs se mélangent, les formes s’obscurcissent. Deléglise est à présent très éloigné des figures de Chladni, bien qu’il s’en inspire. Tous les éléments sont devenus absolus lors du processus, la ligne, le fond, l’espace.

Au terme de ce cheminement, il n’est guère surprenant de constater une réduction progressive des formes, une radicalisation limitant les détails à des contours. Deléglise garde le principe des trois plaques métalliques, mais il abandonne les générateurs électriques au profit d’un « catalogue » de figures. Désormais, c’est la relation entre l’expérience, l’observation et le modèle qui gagne en importance. Le fait que l’artiste intitule sa suite au burin Échos, est révélateur. Car l’écho des formes qu’il a développées pendant des années résonnera ensuite dans son dessin et sa peinture, avec lesquels il continue de mettre en valeur ces phénomènes, de produire des harmonies de couleurs, de transparences et d’espaces. En 2011 il revient à l’estampe, cette fois en lithographie. Ce n’est pas une boucle qui se ferme, c’est un chemin qui serpente. Et il faut accepter que, parfois, la suite du voyage reste partiellement imprévisible.

Christian Rümelin

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1 Chez Wassily Kandinsky, il s’agit principalement de: Über das Geistige in der Kunst. Insbesondere in der Malerei, Munich 1912 et Punkt und Linie zu Fläche. Beitrag zur Analyse der malerischen Elemente, Dessau 1926. Klee publie plusieurs articles fondamentaux à partir de 1920, qu’il résume dans son Pädagogisches Skizzenbuch en 1923.

2 Chladni naît le 30 novembre 1756 à Wittenberg et meurt pendant un voyage à Breslau le 3 avril 1827. Il est l’un des grands physiciens de son époque, travaillant principalement sur l’acoustique et les météorites. Concernant sa biographie voir: Hans Schimank, «Chladni, Ernst Florenz Friedrich», in Neue Deutsche Biographie 3 (1957), pp. 205-206 [version électronique: www.deutsche-biographie.de/pnd118520490.html]

3 Ernst Florens Friedrich Chladni, Entdeckungen über die Theorie des Klanges, Leipzig 1787.