A la lecture littérales des oeuvres […] Philippe Deléglise in Peinture, Milan, Edition Art Studio

A LA LECTURE LITTERALE DES OEUVRES, COMMUNEMENT CONSIDEREE COMME UN CRITERE DE MODERNITE, JʼOPPOSE LʼIDEE DE COMPOSITION

Une peinture est un ensemble complexe, dont les parties sont soumises à une hiérarchie de fonction. Ni un objet, ni une image, les deux à la fois et séparément. Lʼobjet est, classiquement, une toile tendue sur un châssis et par extension tout ce qui, dans un registre variable de neutralité, peut faire office de support. Cʼest un instrument permettant de recueillir à sa surface le travail de la couleur, lʼimage.

Que lʼon considère lʼobjet (le support) comme un présentoir vertical (le plan de référence greenbergien) ou comme un plan de travail horizontal redressé (le “flatbed” steinbergien), une peinture, comme telle, accède très difficilement au monde des objets.

Donald Judd contourne le problème de lʼillusionnisme et de lʼespace littéral ainsi: “les trois dimensions sont lʼespace réel”. Or la lecture littérale dʼune peinture-comme- objet bute toujours sur le rapport objet/traitement-de-surface qui en contredit à la fois lʼunité et la spécificité.

On vérifie très bien cette différence de qualité entre objets et peintures dans lʼoeuvre de Kelly par exemple.

Avec la peinture, lʼimage nʼest jamais indépendante dʼun support permettant le déploiement du plan. Cette structure, dont on ne perçoit guère que lʼépaisseur, porte de manière irréductible le poids de la tradition culturelle occidentale. Cette dépendance du support fonde chez nous la peinture à la fois comme présentation (de ses propres qualités picturales) et comme représentation (dʼun motif, dʼun thème), dans la lourdeur étroite de la convention certes, mais aussi dans la légèreté de son conformisme (presque tout le monde reconnaît encore une peinture). En conséquence, elle invalide quasiment toutes les tentatives dʼen revendiquer une lecture littérale.

Si la peinture nʼaccède pas au monde des objets autonomes, cʼest donc quʼelle nʼest pas une chose en tant que telle. Cʼest quʼelle reste, par convention culturelle, un intermédiaire qui renvoie toute image à une origine, à une intention: elle présente et représente dans un même geste. En quelque sorte, la peinture reste toujours virtuelle.

Loin dʼêtre un handicap, cette position non-objectale de la peinture (dans le sens où elle ne peut prétendre au statut exclusif dʼobjet) a le mérite de la clarté.

Lʼobjet littéral gagne son autonomie en sʼémancipant de la fonction de représentation. Il accède au monde réel mais en cela subit une grande perte, car il nʼa plus dʼaccès à la réflexivité. Or la capacité de se représenter soi-même est un des signes majeurs de lʼart. En sʼémancipant de la fonction de représentation lʼobjet littéral sʼaliène la possibilité de révéler lʼart de façon autonome, il devient tributaire dʼun contexte et retombe, bon gré mal gré, dans la dialectique duchampienne (contexte physique) ou les déclarations dʼintentions (appareil critique).

Inversement, en raison du statut conventionnel de ses constituants, partant de lʼimpossibilité dʼaccéder au monde littéral, la peinture relève dʼun travail de composition, aussi réduit soit-il (lʼobjet réel nécessite lui le travail dʼun ingénieur).

Que re-présente alors la peinture ? et comment ? Voilà, à propos des questions que suscite la pratique actuelle de la peinture, une ligne de front qui me paraît plus
ouverte que la peu probable résolution de sa lecture littérale. Peut-être aussi lʼoccasion de réévaluer le rôle et les modalités de la composition en peinture.

Philippe Deléglise, septembre 1993

 

Publié in “peinture”, catalogue dʼexposition, Galerie art et public, Genève
1993, Edit. Art Studio Milano