Rêves de Li Po Philippe Deléglise

Les Rêves de Li Po (2016-2018) sont une suite d’aquarelles qui s’inscrivent dans le prolongement de la série Montagnes et Eaux (2014-2015). La généalogie de ces travaux – dont les titres évoquent la peinture chinoise de paysage shanshui et le poète Li Po (701-762) –remonte au portfolio Interférences (2003), le dernier des trois portfolios d’aquatintes qui ouvrent le cycle des Figures de Chladni 1.

Pour réaliser les matrices d’Interférences, les planches de cuivre saupoudrées de résine avaient été travaillées à l’aide de deux générateurs d’ondes sinusoïdales, chacun émettant une fréquence différente. Un jeu sur la différence de la puissance d’émission amenait une des deux fréquences à prendre l’ascendant sur l’autre, sans pour autant que son empreinte sur la planche soit totale. En effet, chaque fois que les figures provenant de deux sources distinctes se rapprochaient ou se croisaient, la figure la plus forte s’en trouvait déviée ou interrompue. Dans cette configuration, la grille linéaire que représente une figure de Chladni devient lacunaire, l’épaisseur du trait varie et évoque les pleins et les déliés d’un tracé à la main.

Les aquarelles de Montagnes et Eaux reprennent le principe mis en oeuvre dans ce portfolio: à savoir la modification d’une forme dominante par une forme secondaire discrète. Ces aquarelles comportent en réalité six figures. Trois d’entre elles sont peintes à l’eau claire et créent sur le papier des zones humides qui provoquent localement, par un effet de dispersion des pigments, l’effondrement des figures peintes ensuite.

Une simplification de ce processus amène la série Rêves de Li Po: le nombre des figures mises en jeu y est réduit alors que le jeu sur la gravité et le ruissellement de l’eau est plus complexe.
Après les premières feuilles, j’ai opté pour un format plus allongé qui insiste sur une lecture verticale. Cette modification implique – dû au modèle vibratoire – une nouvelle gamme de figures. Ces aquarelles montrent, dans leurs versions les plus abouties, deux figures orientées vers des pôles opposés. Une troisième, partenaire commune des deux autres, est repérable mais peu discernable. Elle est peinte à l’eau claire et définit les zones humides du support. Comme dans Montagnes et Eaux, ce dernier alterne des qualités contrastées d’absorption ou de dispersion. Les parcours des deux figures colorées se croisent en superpositions de couleurs tantôt saturées tantôt dégradées, selon qu’elles se situent en milieu sec ou humide. La troisième figure quant à elle devient le lieu d’un mélange nuancé.

Ces aquarelles convoquent Li Po, poète chinois du VIIIe siècle, en tant que figure de la quête taoïste et du yijing – la rencontre entre émotion et paysage – une notion cardinale du shanshui.
Le shanshui est “une contraction de termes signifiant montagnes et eaux“ et qui désignait premièrement, dans un usage notarial et militaire, les cartes de géographie. Cette acception a été abandonnée au VIIIes pour qualifier dès lors une pratique, développée dans le cercle des poètes Tang, qui établissait le lien entre émotion et dimension intérieure. Le shanshui désigne ainsi “la description, dans une dimension intérieure, des lignes de force d’un paysage“, soit par le poème et l’écriture, soit par le tracé de rides et la pose de lavis. La peinture de paysage shanshui est, en effet, une pratique de lettrés qui emprunte à la calligraphie son matériau et partage sa philosophie. Elle est aussi réputée efficace dans la mesure où elle prolonge la vie et présente une voie vers la sagesse. Par la méditation qui précède le tracé, par un effacement de la conscience de soi, ­l’adepte cherche à “mettre en relation le paysage perçu et l’émotion ressentie“. Procédant de l’extérieur vers l’intérieur, il tente de réduire son sentiment d’altérité avec le monde. Le naturel est ici la valeur ultime : lorsque l’image perçue “est formée dans le cœur“, alors l’expression coule naturellement. Le poète Li Po est considéré comme un maître de l’équilibre entre vision intérieure et description.2

Dès 2016, les aquarelles des deux séries Montagnes et Eaux et Rêves de Li Po ont servi de modèles pour des peintures. La réalisation de ces peintures reprend, dans un premier temps, la modélisation linéaire des figures qui sous-tendent les aquarelles. L’alternance accrochage/diffusion, exprimant l’instabilité propre à l’usage de l’eau, y est traduite par le couple saturation/dilution, plus conforme à la plasticité de la peinture à l’huile. Dans un second temps, les effets de concentration ou de migration pigmentaire sont l’occasion d’établir un répertoire d’équivalences par des procédures et des gestes typiques du nouveau médium. L’intérêt de ces transpositions se trouve dans une abstraction au second degré qui renouvelle pour moi une méditation sur les rapports entre la forme et l’informe, impliquant la structure, le geste et la trace. C’est encore l’occasion, sous l’autorité d’un modèle validé par l’expérience, de jeter un pont de la trace au signe, du performatif à l’iconique.

 

  1. Voir PHILIPPE DELEGLISE, FIGURES DE CHLADNI, art&fiction publications, 2014, avec des essais de Christian Rümelin, Philippe Sers et Serge Margel
  2. Pour une analyse détaillée de ce complexe philosophique, cosmogonique et spirituel, voir: esthétique du shanshui pp 95 sqq, in Montagnes et eaux, la culture du shanshui, Yolaine Escande. éd Hermann, Paris 2005