Quelques mots à propos de la peinture de Philippe Deléglise Myriam Poiatti in Cahier de la Classe des Beaux-Arts n°125, Genève

PREAMBULE
Face à un tableau, les mots insèrent tout d’abord l’objet dans le domaine du « lisible » par une description plus ou moins exhaustive. Ensuite, ces mots deviennent curieux d’explorer la démarche de l’artiste. L’œuvre donnée à voir est soumise alors à un démembrement, à une exploration qui se conjugue à l’expérience critique de l’écrivant. De cette rencontre entre objet du visuel et pratique théoricienne naît une lecture qui nécessairement s’inscrit dans l’ordre du textuel, même si le tableau dont il est question ne vise ou ne s’appuie sur aucune donnée narrative. La tentation est dès lors grande « de chercher à la forme un autre sens qu’elle-même et de confondre la notion de forme avec celle d’image, qui implique la représentation d’un objet, et surtout avec celle du signe. Le signe signifie, alors que la forme se signifie. » ¹
Lorsque l’on analyse les toiles de Philippe Deléglise, il s’agit de transgresser cette affirmation de l’autonomie des formes ; elle est toutefois essentielle à l’artiste qui, à partir d’un concept, identique depuis des années, pose la question – lancinante depuis l’avènement de la modernité – de comment animer une surface à partir d’elle-même pour produire un objet ni soumis ni subordonné à d’autres pratiques, reflet pourtant des préoccupations du peintre.

DESCRIPTION
Son travail s’appuie sur des composantes formelles constantes : support rectangulaire et structures géométriques souvent polychromes. Le morcellement apparent de la surface résulte cependant d’un dessin rationnel basé sur un concept formel qui précède le tableau. Cette structure rigoureuse, dont la synopia se laisse parfois entrevoir dans un travail arrivé à son terme, donne une logique interne au tableau et délimite les applications de matière peinte. Les résonances formelles d’un tableau à l’autre deviennent outils du visuel et laissent le champ libre à l’expérience de la couleur.

SUBJECTIVITE
La couleur engage alors la subjectivité de l’artiste dans une réflexion sur les matériaux du peintre (pigment, matière, texture), dont le geste reste contrôlé. Ainsi le tableau repose sur une formule conceptuelle, pour devenir ensuite objet d’investigation subjectives ; il quitte les rives sécurisantes de l’analyse logique pour accepter de se tremper dans le fleuve expérimental de la couleur. Philippe Deléglise tire l’unité du tableau de cette dichotomie subjectivité/objectivité en opérant la synthèse d’une perspective manichéenne qui traverse l’histoire de la peinture et qui oppose constamment la vie organique à la rigueur conceptuelle, comme si une démarche excluait l’autre. Il polarise dans sa peinture cette dualité en montrant la complémentarité de ces deux modes de penser. Convaincu que l’art n’est pas une sphère close, mais une possibilité de méditer sur le monde et sur la peinture, il engage une réflexion plus globale dans le processus de création. L’ordonnance du monde repose sur un équilibre permanent des contraires et des parties, un seul élément bousculé suffit à rompre cet équilibre, avec un effet de cascade. De même, dans les dessins préparatoires de Philippe Deléglise, une diagonale légèrement déplacée modifie complètement l’outil du visuel et oblige à recherche une solution picturale nouvelle.

AUTONOMIE DU TABLEAU
Philippe Deléglise a désormais opté résolument pour un format rectangulaire, historiquement connoté, afin d’affirmer sa volonté de s’inscrire dans la tradition de la peinture. Cette structure standard, qui actualise une forme géométrique primitive, agit comme une signal sur la réception et le sens de sa peinture. Le formalisme d’un support banalisé, adopté en dépit de son évocation de la culture obsolète des musées, manifeste le refus d’envoyer de faux messages, de sacrifier au culte du nouveau qui désormais entache le jugement sur la création contemporaine. En privilégiant un format séculaire, Philippe Deléglise nous oblige à nous concentrer sur cet espace clos recouvert de peinture, autre matériau historique. Tel l’écrivain qui inlassablement se sert depuis des siècles des mêmes signes graphiques pour produire du sens toujours actualisé, Philippe Deléglise assemble les matériaux d’une culture commune pour proposer une nouvelle méditation sur le monde et la peinture.

STATUT DE L’IMAGE
Derrière cette mise en valeur d’une pratique ancestrale de l’art surgit en filigrane la question du statut de l’image artistique et de sa différenciation dans la masse d’images actuelles. Comment l’artiste peut-il en dépit de la cristallisation culturelle d’une époque faire un travail affranchi des servitudes d’un client potentiel ou immanentes au contexte. Comment peut-il être attentif à la contemporanéité, et créer des images qui restent de l’ordre de la poésie, qui relèvent de l’ordre de sa pensée et non des désirs de la société.

INTROSPECTION
Une réponse se trouve dans l’obstination d’une démarche tendue entièrement vers l’objet artistique. Au fil des ans, Philippe Deléglise explore les territoires créatifs des anciens et des modernes dont certaines composantes, soumises à son analyse de la situation contemporaine, entrent alors en adéquation avec son propre travail.
Dans la constance de cette démarche, l’artiste revendique un pouvoir de la peinture qui ne soit pas un événement médiatique, mais une recherche introspective lente qui trace un parcours personnalisé dans le flot saccadé des images issues des modes culturelles. Philippe Deléglise définit un espace libéré des règles imposées par le contexte saturé du marché. L’autonomie de l’œuvre est alors métaphore exemplaire de cet engagement éthique.

IN FINE
Dans cette poursuite de l’autonomie, réaffirmer la prééminence de la subjectivité du regard – de l’œil capable d’évaluer la pertinence des assemblages de formes et couleurs – c’est aussi défendre le libre arbitre. Le libre arbitre de l’artiste ainsi que celui du spectateur.

Myriam Poiatti

¹   Henri Focillon, Vie des formes, PUF 1970, p.4 (1943 : 1^ère édition, pour un texte d’une actualité surprenante)