La logique de l’impression Annemarie Bucher in Cahiers de la Classe de Beaux-Arts n°125, Genève

Dans sa série de six gravures sur bois, Philippe Deléglise assortit la rigueur d’une géométrie constructive au caractère artisanal d’une méthode d’impression simple, techniquement dépassée depuis longtemps. Cette relation entre un langage plastique constructif communément considéré comme moderne et la gravure ancestrale génère une certaine tension. Elle irrite, et conduit résolument au-delà du domaine balisé de l’art concret/constructif. Dans le domaine des arts graphiques, cette direction artistique était jusqu’à aujourd’hui essentiellement liée à la sérigraphie, car c’est elle qui garantissait la plus grande précision lors de la reproduction d’une idée artistique – la multiplication de tirages originaux. En outre, la gravure sur bois fut pendant longtemps empreinte des caractéristiques stylistiques de l’expressionnisme. Ceci s’est modifié en profondeur au cours des deux dernières décennies. D’une part, on redécouvrit les techniques d’impression classiques, et leurs qualités spécifiques en termes de surface offrirent de nouvelles possibilités à la création plastique. D’autre part, l’édition d’art se débarrassa de sa réputation inflationniste ; en lieu et place d’originaux proliférants, on imprima de plus petits tirages, voire des pièces uniques, qui déplacèrent à nouveau l’attention de la reproduction vers la transposition de l’idée plastique. L’idée de reproduction devint un concept, ou à tout le moins recula à l’arrière-plan, au profit de la démarche originale entreprise sur la technique et le matériau.

Pour Philippe Deléglise cependant, il n’en va ni de la seule reproduction ou diffusion de résultats picturaux, ni uniquement d’une démarche originale de graveur. Son expérimentation se situe sur un autre plan. Il s’agit pour lui de poursuivre le développement d’une systématique constructive entreprise depuis 1989 en peinture, en même temps que de l’élargir. Il découvre à cet égard, avec les techniques d’impression, des conditions de travail tout autres. Certes, il avait déjà produit des imprimés, en offset et en sérigraphie. Par exemple, en 1976, il avait surimprimé en sérigraphie la couverture du magazine « The Scientific American » : par la disposition de surfaces de couleurs sur le miroir de la mise en page, il parvient à opposer permanence (de la composition) et périodicité (du contenu), et renvoie par là au thème de la reproduction et de la relation entre art graphique et mass media. Ces premiers travaux subissent encore fortement l’influence de ses débuts, marqués du sceau de l’art conceptuel. Ce n’est que récemment, à partir de 1997, qu’il aborda intensivement les techniques classiques de la gravure, afin de thématiser, dans ce domaine également, la construction et l’autonomie picturales. Ce furent d’abord des gravures sur cuivre aux surfaces subtilement hachurées et traversées de fines structures linéaires enchâssées dans la surface totale, à la manière d’une taille douce. Dans ces travaux, il confère de nouvelles dimensions à un médium traditionnel – requérant un savoir-faire important – par une réorganisation raffinée de ses conditions techniques. Les premiers essais de gravure sur bois suivirent en 1998.

Le portfolio de six gravures sur bois repose sur un schéma de construction rigoureusement rationnel, bien que peu évident. Car les épreuves se distinguent par leur format, leurs couleurs, mais aussi par la variation du motif. Et malgré cela, elles entretiennent entre elles un véritable dialogue visuel. La structure constructive qui les relie est plus profonde. Elle ne concerne pas la seule forme plastique, mais englobe la technique, le format, jusques à la pensée de la série elle-même. Ce faisant, elle relativise les frontières entre couleur, forme et moyen d’expression.

Le système de formes géométriques s’articule le long d’un axe incliné qui traverse l’image en même temps, donc, que le motif lui-même. Du point de vue de la logique de l’image, ce motif est clos sur lui-même, sans référence à un extérieur – il représente un état de choses esthétique concret. Pourtant, les éléments lisibles – carrés et découpes – ne constituent de manière univoque ni des figures, ni le fond. Le jeu raffiné du fond et de la figure se résoud en une structure ouverte de tous côtés. La logique constructive déborde le simple objet visuel, inclut la technique, couvre toute la série et se mue, dans cette compréhension élargie, en système. La série comme catégorie plastique, le format comme forme, la forme comme élément de la structure, la structure comme force formelle. De tels enchâssements transforment la construction en grammaire, une grammaire médiatisant les éléments formels à l’instar des mots et des propositions. Si l’élément constructif de ces gravures apparaît évident au premier abord, il révèle dans l’après-coup toute sa complexité.

Aux côtés de la composition géométrique et rationnelle, la couleur apparaît comme expression subjective. Philippe Deléglise combine plusieurs planches au cours de plusieurs passages. Avec au maximum sept et au minimum quatre planches, et en quatre à dix passages, il superpose les trois couleurs bleu, rouge et jaune. Il ne recherche pas pour autant les contrastes extrêmes. Selon l’intensité des couches et en fonction du nombre de passages apparaissent différents tons et valeurs qui constituent tout ensemble une tonalité unitaire. Les plages colorées seraient-elles traduites en noir-blanc qu’apparaîtrait une surface aux valeurs homogènes. Cette façon d’envisager la couleur se démarque du caractère habituellement contrasté, polarisant de la gravure.

Ce qui, dans la gravure sur bois, attirait Philippe Deléglise, ce n’était pas tant le travail artisanal que les ressources conceptuelles du procédé – la logique de la technique. Ses planches ne sont pas en premier lieu le résultat d’un savoir-faire traditionnel. Elles sont imprimées sur une presse lithographique, de manière semi-industrielle, un procédé qui ne laisse que très peu d’espace à des manœuvres improvisées ou des interventions particulières sur des épreuves en cours de tirage. Toutefois, grâce au réglage de la pression, la superposition des passages peut être régulée en toute finesse. Cette possibilité a amené Philippe Deléglise à l’emploi du contreplaqué. L’usinage industriel du bois produit une surface presque neutre qui incorpore la géométrie colorée dans un réseau de fibres formant des trames homogènes. L’épreuve, plutôt que d’exprimer les propriétés matérielles reconnues du bois, thématise un autre phénomène, le mélange optique des couleurs. Chaque couche reste visible et ne se mélange que dans l’œil du spectateur pour former de nouveaux tons et de nouvelles couleurs.

La gravure contemporaine se caractérise par ses relations particulières aux autres domaines artistiques. Elle n’est plus depuis longtemps un médium secondaire : elle s’est imposée au contraire comme un genre à part entière, équivalent aux autres moyens d’expression. La réflexion sur les conditions spécifiques de l’impression a influencé d’autres domaines artistiques – et en particulier la peinture. Ses travaux de gravure confèrent une nouvelle dimensions à l’œuvre de Philippe Deléglise. Il ne s’agit pas là d’une simple branche de son activité artistique, mais de la poursuite conséquente de sa pensée, où la logique de la technique se mue en part essentielle de la construction. Et cette nouvelle compréhension de la construction se répercute nécessairement sur son travail de peinture. Travailler les surfaces dans l’estampe ou en peinture sont deux choses bien différentes. Dans l’espace de la gravure règne une tout autre plasticité qui à son tour place la surface peinte dans une tout autre lumière : les surfaces – avec leurs couches et leur densité – résultent de la confrontation de la plaque encrée et du papier. Le changement de perception que cela entraîne engage de manière nouvelle la discussion sur les rapports entre matière et surface.

Par son œuvre, Philippe Deléglise renverse la représentation que la modernité a de son propre développement, une représentation allant de soi parce que pensée sur un mode linéaire. En renonçant aux techniques d’impression actuelles pour recourir aux techniques traditionnelles, il ne fait pas que mettre en question le progrès technique considéré isolément et posé en absolu. C’est à propos du développement du langage constructif également qu’il s’avance en un domaine qui évoque à la vérité quelques souvenirs, bien que s’en distinguant clairement. Sa production esthétique se rattache au constructivisme de l’époque des pionniers, à l’avant-garde russe ou hollandaise. Ce n’est pas que Philippe Deléglise ait réorienté ses visées artistiques vers les années vingt du XXe siècle ; il ne s’agit pas non plus de citations formelles arbitraires ou d’images trouvées et librement réutilisées au sens de la nouvelle géométrie. Ses images peintes ou gravées sont plutôt le résultat d’une confrontation systématique aux questions picturales – et en particulier à celle de l’autonomie de l’image. Dans cette perspective, il tient fermement au projet de la modernité, compris dans un sens large, une modernité dont l’origine se situe dans la Réforme et dans l’humanisme, au moment où la morale moderne a commencé à se développer, au moment où, également, l’imprimerie a été inventée.

Annemarie Bucher
(traduction Mark Hunyadi)