DELEGLISE, Sans Titre Keith Donovan in Philippe Deléglise, catalogue, prix culturel des Grands Magasins La Placette, éd Halle Sud, 1987

DELEGLISE, Sans Titre 1987
 Notes

Ce sont peut-être des illustrations concrètes d’obscures expériences scientifiques… ou des lois d’alchimie appliquées à des débris ramassés sur un chantier. Parfois on pourrait même trouver à ces travaux un petit air de cabale, des influences de peintures de sable Hopi, d’icônes tantriques…
Oubliez tout ça.
Il y a comme un clavier historico-culturel et il y a la peinture de chevalet.
Pour le clavier : prenez un thème de George Brecht avec deux graves Picabia et des aigus Van Doesburg. Ou un peu d’Addi Koepke…
Quant à la peinture de chevalet, c’est le plus vieux jeu que l’on connaisse.
Quelque part entre la chaise de Matisse et celle d’Armleder, ni moderne, ni traditionnel, le numéro de funambule penchant superficiellement vers
Ecart 1 et vers toute cette activité genevoise des années 70.
Sauf qu’ici peu importe de rater la cible ou de mettre dans le mille.
Si vous ne marchez ni avec l’un, ni avec l’autre, vous les intégrez tous les deux.

Défense de chasser

Les objets ramassés dans la rue tels quels ne seraient que camelote dans une galerie. L’urinoir de R. Mutt resplendit à côté d’eux. Ni titres provocateurs, ni interventions de bon goût, ni contextes imposés ne les sauveraient de la décharge.
Trouvés de façon intuitive, romantique.
Le dernier mardi du mois (quand Carouge peut sortir sur le trottoir le gros de ses détritus) la promenade ne garantit pas une profusion d’entrées en matière. C’est une approche du hasard qui espère l’inattendu hors de l’atmosphère de laboratoire de l’atelier.
Pas de provocation, juste une écoute.

Dans la relation traditionnelle du peintre au support, ce dernier est la donnée qui reçoit le motif et avec laquelle se maintient une relation d’échange intense. Ceci arrive rarement d’un coup, on le définit et redéfinit, avec ou sans idée préconçue ou notion de goût. Le support est donc un phénomène insaisissable… il n’est rien sans le motif, ou seulement un peu plus de vent à propos de l’intégrité de l’objet. Ici, ce support est ramassé dans la rue et les questions sont pour plus tard.
C’est comme pour le téléphone. A moins de débrancher – et dans ce cas vous ne saurez jamais si on vous appelle ni à quel propos – vous attendez près de l’appareil, et c’est assommant. Il faut une présence. De celles auxquelles se dérobent les répondeurs automates, conclusions mystiques ou intellectuelles.
Conscient de lui-même jusqu’à l’insouciance, l’artiste décroche le récepteur et lance la conversation comme ça lui vient.

L’Artiste : …oui-i ?…
L’Objet Trouvé : …eh bien si je pouvais te voir, nous serions…
L’Artiste : Laisse tomber, je parie que tu crèves d’envie de faire une partie de gin rummy…
L’Objet trouvé : … O.K. mais pas de mise… tu penses bien que …
L’artiste : Bien, bien… Je débarque.

La nature de ces conversations et de ces propositions change selon les appels, comme leur diversité le laisse supposer. Il est difficile de s’adresser à un drôle de bout de bois peint en gris parking souterrain, éclaté par endroits, percé de trois trous, et affublé de fils électriques, comme à un plateau de table en formica blanc, à peine abîmé et réparé négligemment. La seule chose qu’ils aient en commun, c’est d’avoir eu un jour le numéro de l’artiste qui, comme tout autre qualité humaine, se compose ; et c’est cahin-caha, autour d’un axe décentré, que la communication s’enrichit par l’expérience.
Il ne faut pas faire un plat de ces conversations. Le dialogue reste intime et ouvert. Les questions n’attendent pas de réponses.

L’Artiste : … tu es un vrai rayon de soleil aujoud’hui, n’est-ce pas ?
L’Objet Trouvé : … peux pas t’attendre à me voir scintiller, pas par les temps qui courent…

Presque toujours, des règles finissent par s’établir, assez dans l’esprit du Chapelier Fou à l’heure du thé ou de Roussel lorsqu’il choisit une paire de mots pour bâtir un livre. Y croire les rend décisives. N’y pas croire les transforme en un jeu d’enfants qui ne tente personne. Des problèmes mathématiques à un niveau purement visuel. Ils demeurent opaques… arbitraires.
Ils sont simplement quelque chose à dire à l’objet, une première question pour briser la glace, qu’on pourrait poser à un quidam dont on vient de faire la connaissance. La règle et le compas voltigent sur la surface de l’objet, en quête de statistiques, bribes de bavardage pour l’imagination d’un quasi-scientifique.
Dès que cette activité, cette recherche aveugle, sourde et muette, commence à s’organiser, autre chose circule déjà entre l’artiste et sa trouvaille.

… Les Muses chuchotent (si vous vous laissez aller à les entendre) :
Dis tout ce que tu as sur le cœur, chéri, mais après on va au lit. 2

Cependant, la sensualité est aussi retenue que les objets sont crus. Une invitation à une partie de gin rummy plutôt que de strip-poker : La métaphore, ici, n’est pas si sexuelle qu’elle paraît. Cercles, carrés et couleurs primaires jouent avec des formes irrégulières, aux surfaces d’origine ternes et sales. Sensuellement. Rien de symbolique, formel ou décoratif.
Rien de neuf. L’idée selon laquelle la nature est chaotique et que l’artiste y met de l’ordre est absurde. Mettre de l’ordre en soi-même, c’est tout ce qu’on peut espérer. Quand vous abattez vos cartes au bon moment, tout est là.

(au milieu de la première partie de gin)

L’Objet Trouvé : … Qu’est-ce qui te prend ? Tu veux ma chemise ?…
Elle te plaît pas ma gueule ?…
L’Artiste : … attends un peu, tu y trouveras ton compte…

Dans le jeu, la main de l’artiste est guidée par Dame Chance ou tout autre improbable personnage. La Touche de l’Artiste, cependant, n’est pas une opération magique, elle découle simplement de son désir d’ordre face à ce qui s’accomplit. Sans oublier que, d’un point de vue universel (pour autant que nous puissions le convevoir), tout cela doit être bien grotesque.

L’Objet Trouvé : … ça ne sert absolument à rien, ce qu’on est en train de faire…
L’Artiste : … précisément… le prix de notre liberté, Tu veux toujours jouer ?L’Objet Trouvé : … liberté inutile…

Dans ce dilemme, il s’agit pour l’artiste de faire confiance à sa liberté, face à l’indifférence publique. Nos mouvements dans n’importe quel jeu sont teintés de stratégie. Si la partie est intéressante, il y a friction entre la donne et le jeu. La relation de l’artiste à l’histoire et au contexte actuel de son art sont similaires.

(la dernière donne)

L’Artiste : … on sort quand on gagne, hein ?
L’Objet Trouvé : Tu ne me la fais pas ! Qui va essayer de vendre l’autre quand la partie sera finie ?
L’Artiste : … là n’est pas la question… J’ai des factures de téléphone à payer…

Faire de l’art comme ça n’est pas une activité basée sur des idées. C’est une façon de vivre. C’est par elle qu’il trouve sa forme.
Les fabricants de téléphones connaissent le secret : on ne fait pas un téléphone pour reproduire la voix de quelqu’un, on amène quelqu’un au téléphone.

Keith Donovan
(avec quelques idées et citations en vrac de Jack Spicer, deKooning et Patrick White)
Traduit de l’anglais par Anne Plattner

 

 

  1. Groupe fondé en 1969 par John Armleder, Patrick Lucchini et Claude Rychner. Ecart produira les œuvres du collectif et celles d’artistes du monde entier dans le cadre de Happenings (1969), de la galerie et des éditions Ecart (1972), du Ecart Performance Group & Guests (1974), de la librairie Ecart / Books et du Fluxkiosk.
  2. Jack Spicer, Admonitions (1958), paru in Writing (N°2, 1970), Vancouver, B.C., Canada.